PARCE QUE LES MOTS SONT IMPORTANTS, NOUS PUBLIONS DANS SON INTÉGRALITÉ L'ARTICLE PARU DANS LE MONDE AFRIQUE.
"Monsieur le Président, vous êtes tombé dans le piège!"
Le Monde.fr Le 16.11.2015 à 12h34
David Van Reybrouck, d’expression néerlandaise, est l’auteur de nombreux ouvrages dont Congo, une histoire (Ed.
Actes sud), pour lequel il a notamment reçu en 2012 le prix Médicis
dans la catégorie « essai ». L’écrivain et historien interpelle le
président français sur le champ lexical guerrier de son discours, samedi
14 novembre, lendemain des attentats qui ont endeuillé Paris. Et sur la surenchère que cela pourrait entraîner.
Monsieur le Président,
Le choix extraordinairement irréfléchi de la terminologie que vous avez
utilisée dans votre discours de samedi après-midi [14 novembre 2015],
où vous répétiez qu’il s’agissait d’un « crime de guerre » perpétré par « une armée terroriste » m’a interpellé. Vous avez dit littéralement :
« Ce qui s’est produit hier à Paris et à Saint-Denis, près du Stade de France, est un acte de guerre et, face à la guerre, le pays doit prendre les décisions appropriées. C’est un acte de guerre qui a été commis par une armée terroriste, Daech [l’acronyme arabe de l’Etat islamique], une armée de terroristes, contre la France, contre les valeurs que nous défendons partout dans le monde, contre ce que nous sommes, un pays libre qui parle à l’ensemble de la planète. C’est un acte de guerre qui a été préparé, organisé, planifié de l’extérieur et avec des complicités intérieures que l’enquête fera découvrir. C’est un acte de barbarie absolue. »
Si je souscris pleinement à la dernière phrase, force est de constater que
le reste de votre discours est la répétition angoissante et presque mot
à mot de celui que George W. Bush a tenu devant le Congrès américain
peu après les attentats du 11-Septembre : « Des ennemis de la liberté ont commis un acte de guerre contre notre pays. »
Déstabilisation de la région
Les conséquences de ces paroles historiques sont connues. Un chef d’Etat
qui qualifie un événement d’« acte de guerre » se doit d’y réagir, et de rendre coup pour coup. Cela a conduit M. Bush à l’invasion de l’Afghanistan, ce qui était encore admissible parce que le régime avait offert asile à Al-Qaida. Même l’ONU avait approuvé. S’en est suivi alors l’invasion totalement démente de l’Irak,
sans mandat de l’ONU, pour la seule raison que les Etats-Unis
soupçonnaient que ce pays détenait des armes de destruction massive. A
tort, s’est-il avéré, mais cette invasion a conduit à l’entière
déstabilisation de la région, qui se prolonge jusqu’à aujourd’hui.
Le départ des troupes américaines en 2011 a laissé le pays dans une vacance du pouvoir.
Et c’est peu après, lorsque, dans le sillage du « printemps arabe »,
une guerre civile a éclaté dans le pays voisin, que l’on a pu constater à
quel point l’invasion militaire américaine avait été pernicieuse. Dans
le nord-ouest de l’Irak déraciné et l’est de la Syrie déchirée,
entre l’armée gouvernementale et l’Armée syrienne libre, assez d’espace
s’était manifestement créé pour que se lève un troisième grand acteur :
l’Etat islamique, ou Daech.
Bref, sans l’invasion idiote de Bush en Irak, il n’aurait jamais été
question de Daech. C’est par millions que nous avons manifesté contre
cette guerre en 2003, moi aussi, et la désapprobation était universelle. Et nous avions raison. Cela, non pas parce que nous étions capables de prédire l’avenir,
nous n’étions pas clairvoyants à ce point. Mais nous en sommes
pleinement conscients aujourd’hui : ce qui s’est passé dans la nuit de
vendredi à Paris est une conséquence indirecte de la rhétorique de
guerre que votre collègue Bush a employée en septembre 2001.
Et pourtant, que faites-vous ? Comment réagissez-vous moins de
vingt-quatre heures après les attentats ? En employant la même
terminologie que votre homologue américain de l’époque! Et sur le même
ton, bonté divine!
Risque monstrueux
Vous êtes tombé dans le panneau, et vous l’avez fait les yeux grands
ouverts. Vous êtes tombé dans le panneau, Monsieur le Président, parce
que vous sentez l’haleine chaude de faucons tels que Nicolas Sarkozy et Marine Le Pen vous brûler la
nuque. Et vous avez depuis si longtemps la réputation d’être un faible.
Vous êtes tombé dans le panneau. Des élections se préparent en France,
elles auront lieu les 6 et 13 décembre, ce ne sont que des élections
régionales, mais, après ces attentats, elles seront placées sous le
signe de la sécurité nationale, à n’en pointdouter.
Vous êtes tombé dans le panneau tête baissée, parce que vous avez fait
mot pour mot ce que les terroristes espéraient de vous : une déclaration
de guerre. Vous avez accepté leur invitation au djihad avec
enthousiasme. Mais cette réponse, que vous avez voulue ferme, fait courir le risque monstrueux d’accélérer encore la spirale de la violence. Je ne la trouve pas judicieuse.
Vous parlez d’une « armée terroriste ». Pour commencer, rien de tel n’existe. C’est une contradictio in terminis. Une « armée terroriste », c’est un peu comme pratiquer un régime boulimique. Des pays et des groupes peuvent avoir des armées ; s’ils ne parviennent pas à en former, ils peuvent opter pour
le terrorisme, c’est-à-dire pour des actions ponctuelles dont l’impact
psychologique est maximal, au lieu d’un déploiement structurel de forces
militaires avec des ambitions géopolitiques.
Mais une armée, dites-vous ? Soyons clairs : jusqu’ici, nous ignorons si les auteurs des faits sont des combattants syriens revenus ou envoyés. Nous ne savons pas si les attentats ont été tramés au sein du « califat » ou dans les banlieues et « quartiers ». Et bien que certains indices laissent supposer qu’il s’agit d’un plan global émanant de la Syrie (la quasi-simultanéité de l’attentat-suicide au Liban et
de l’attaque éventuelle d’un avion russe), force est de constater que
le communiqué de Daech est venu bien tard, et qu’il ne contient pas
d’autres éléments que ceux qui circulaient déjà sur Internet. Ne
serait-il pas question de coordination ou de récupération ?
Rhétorique belliqueuse
Pour autant que l’on sache, il pourrait s’agir d’individus incontrôlés,
sans doute pour la plupart des citoyens français revenus de Syrie : ils y
ont appris à manier des
armes et des explosifs, s’y sont immergés dans une idéologie
totalitaire, cryptothéologique, et s’y sont familiarisés aux opérations
militaires. Ils sont devenus des monstres, tous autant qu’ils sont. Mais
ils ne sont pas une « armée ».
Le communiqué de Daech glorifait les « lieux soigneusement choisis » des
attentats, vos propres services soulignaient le professionnalisme de
leurs auteurs : sur ce point, remarquons que vous parlez la même langue.
Mais qu’en est-il, en réalité ? Les trois hommes qui se sont rendus au
Stade de France où vous assistiez à un match amical de football de la France contre l’Allemagne semblent plutôt être des amateurs. Ils voulaient sans doute pénétrer dans l’enceinte pour commettre un attentat contre vous, c’est fort possible. Mais celui qui se fait sauter à
proximité d’un McDonald’s et n’entraîne « qu’une » victime dans sa mort
est un bien piètre terroriste. Qui ne fait « que » quatre morts avec
trois attentats-suicides, alors qu’un peu plus tard une masse humaine de
80 000 personnes sort de l’enceinte, est un bon à rien. Qui veut décimer le public d’une salle avec quatre complices sans bloquer les issues de secours n’est pas un génie de la stratégie. Qui s’embarque dans une voiture et
mitraille des citoyens innocents et sans armes attablés aux terrasses
n’est pas un militaire formé à la tactique, mais un lâche, un enfoiré,
un individu totalement dévoyé qui a lié son sort à d’autres individus du
même acabit. Une meute de loups solitaires, ça existe aussi.
Votre analyse d’une « armée terroriste » n’est pas probante. Le terme que vous avez employé, « acte de guerre » est
extraordinairement tendancieux, même si cette rhétorique belliqueuse a
été reprise sans honte aucune par Mark Rutte [premier ministre] aux Pays-Bas et par Jan Jambon [ministre de l’intérieur] en Belgique. Vos tentatives de calmer la nation menacent la sécurité du monde. Votre recours à un vocabulaire énergique ne signale que la faiblesse.
Il existe d’autres formes de fermeté que le langage de la guerre. Immédiatement après les attentats en Norvège, le premier ministre Jens Stoltenberg a plaidé dans détours pour « plus de démocratie, plus d’ouverture, plus de participation ». Votre discours fait référence à la liberté. Il aurait aussi pu parler des
deux autres valeurs de la République française : l’égalité et la
fraternité. Il me semble que nous en avons plus besoin en ce moment que
de votre douteuse rhétorique de guerre.
Traduit du néerlandais par Monique Nagielkopf