Monsieur le Ministre,
Nous vous remercions de votre réponse du 15 mars à notre lettre ouverte attirant votre attention sur le nombre particulièrement élevé de personnes roms, ou désignées comme telles, expulsées de leurs bidonvilles durant les trois premiers mois de l’année.
Nous devons vous dire que certaines des informations que vous nous communiquez méritent d’être corrigées afin que la réalité des faits et du droit soit respectée. Nous nous permettons donc de les reprendre ci-dessous.
- Vous affirmez qu’« Exceptionnellement, ces évacuations sont réalisées sur le fondement de décisions administratives… ». Parmi les 25 expulsions réalisées durant le premier trimestre 2016, la majorité, 14, a été la conséquence d’une décision administrative. Seules 11 ont été fondées sur une décision du tribunal de première Instance. Il est donc faux de dire que ces décisions sont « exceptionnelles ».
- Vous affirmez que « Ces opérations […] comportent un diagnostic social préalable conduit systématiquement, en application de la circulaire du 26 août 2012 » : Ces diagnostics ne sont pas du tout « systématiques », car sur les 25 expulsions réalisées durant le 1er trimestre 2016, seules 13 ont donné lieu à des solutions de relogement partielles et 12 ont été menées sans aucun diagnostic préalable. De plus, il faut ici se référer aux témoignages des acteurs de terrain et des opérateurs qui sont désignés pour mener ces diagnostics et qui tous indiquent la faiblesse des diagnostics posés, la rapidité avec laquelle ils sont menés et les conclusions souvent hâtives et inadaptées qui en sont tirées. Les solutions d’hébergement proposées se résument dans leur très grande majorité à quelques nuitées dans des hôtels éloignés qui sont inadaptés à l’hébergement des familles. C’est la raison principale pour laquelle ces solutions sont déclinées par les personnes concernées, car elles savent d’expérience qu’elles se retrouveront de fait à la rue quelques jours plus tard. Les conséquences de ces manquements ont été rappelées par le Défenseur des droits notamment lors de l’expulsion du bidonville des « Samaritains », le 27 août 2015, à La Courneuve, quand il soulignait « que faute d’un accompagnement social, sanitaire et scolaire conforme aux exigences de la circulaire 26 aout 2012, et de solutions pérennes d’hébergement, la mise à la rue de familles, et notamment d’enfants en bas âge, peut caractériser un traitement inhumain et dégradant engageant la responsabilité de l’État, ainsi que l’a récemment rappelé la Cour européenne des droits de l’Homme (arrêt V.M c/Belgique du 7 juillet 2015) ».
- Vous affirmez que « Ces opérations visent à faire respecter le droit de propriété ». Or, sur les 25 expulsions réalisées durant le premier trimestre 2016, 17 ont été effectuées sur des propriétés « publiques » et non privées, et de plus 2 seulement étaient justifiées par le développement d’un projet. L’occupation soi-disant « illicite » de propriétés publiques inutilisées mettrait-elle en danger le droit constitutionnel de la «propriété » pour justifier une expulsion sans relogement en plein hiver ?
- Vous dites : « Je m’étonne que l’on puisse […] plaider pour le maintien de bidonvilles ou campements de fortune qui ne peuvent constituer, à mes yeux, un idéal humanitaire ». Il est regrettable, si ce n’est machiavélique, d’accuser ceux qui demandent la suspension des expulsions de vouloir maintenir les bidonvilles : c’est au contraire pour prendre le temps indispensable à une réelle insertion des personnes qui y résident et donc à la résorption définitive des bidonvilles que nous plaidons. Tous les opérateurs et les acteurs de terrain reconnaissent qu’il faut du temps pour atteindre cet objectif.
- Ce temps doit être trouvé par tous les moyens, y compris par une stabilisation temporaire des lieux de vie, sécurisés de telle manière à les rendre le moins insalubre possible. Ceci est l’inverse de la politique d’expulsions systématiques qui ne fait que déplacer et prolonger l’existence de ces lieux insalubres. D’ailleurs, la « stratégie régionale pour les campements illicites en Ile-de-France » impulsée par le préfet de région et que vous mentionnez dans votre courrier, met en priorité n°1 : « Sécuriser les conditions de vie dans les campements » par le fait de « Garantir des conditions d’hygiène minimales sur les campements par contractualisation […] Garantir l’accès aux soins et la prise en charge des plus vulnérables… Favoriser la scolarisation et l’assiduité scolaire des enfants et adolescents ».
- Vous affirmez « Comme je l’ai indiqué dans mon courrier au Commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe le 12 février dernier, une attention toute particulière est portée aux enfants et à leur scolarisation. » Ceci est faux. Sur les 3 683 personnes expulsées durant le premier trimestre 2016, comptant un tiers d’enfants, soit environ 1 200 enfants, la scolarisation n’a été prise en compte qu’une seule fois à Lyon concernant une centaine d’enfants.
- Vous affirmez « Je m’étonne que l’on puisse ainsi qualifier de « politique inhumaine, indigne et inutile » le fait, pour l’Etat, de faire respecter des décisions de justice ». En fait, l’État ne respecte pas toujours les décisions de justice. En effet, l’expulsion du bidonville des « Poissonniers », dans le 18e arrondissement de Paris, était illégale, car le jugement du juge de l’Exécution avait été rendu le 27 janvier accordant un délai d’occupation aux habitants jusqu’au 15 juin 2016 (lors de l’audience du 6 janvier 2016). Ce délai était accordé pour permettre une « prise en charge médicale des familles », des cas de tuberculoses ayant été découverts dans le bidonville. Le jugement précisait que la préfecture de Paris serait immédiatement informée. Le 3 février les habitants du bidonville des « Poissonniers » ont malgré tout été expulsés. À propos du bidonville des « Poissonniers », vous affirmez que « Le démantèlement du campement sauvage qui s’était installé sur l’ancienne voie de la petite ceinture dans le 18e arrondissement de Paris s’est ainsi réalisé avec la proposition de 170 hébergements, dont 80 seulement ont été acceptés par les occupants ». En réalité, aucune famille n’a été relogée dans Paris et on n’a tenu aucun compte de la scolarisation des enfants dans les écoles du 18e arrondissement de Paris. Les familles ont été dispersées dans toute l’Ile-de-France.
- Vous affirmez : « Je note d’ailleurs que ces efforts ont permis d’aboutir à une diminution nette du nombre d’évacuations et de personnes évacuées au cours des trois dernières années selon les chiffres mêmes fournis par la LDH et l’European Roma Right Center (ERRC) : le nombre de personnes faisant l’objet d’une évacuation chaque année est ainsi passé d’un peu plus de 20 000 en 2013 à un peu plus de 11 500 en 2015. » Nous considérons qu’expulser 60% de la population vivant en bidonvilles en 2015 est extrêmement élevé et ne peut constituer un aboutissement dont on peut se féliciter. De plus, il faut observer l’inutilité de ces expulsions. En effet, quel que soit le nombre de personnes expulsées, le nombre de personnes recensées vivant en bidonvilles est le même depuis trois ans. La Direction intergouvernementale à l’hébergement et à l’accès au logement (Dihal) indiquait dans son état des lieux du 15 décembre 2015 : « Sur la base des données communiquées par les correspondants départementaux de la Dihal, cette 6e enquête fait état d’environ 17 929 personnes vivant dans 582 campements illicites (39 départements concernés). Ces données restent globalement stables à l’échelle nationale. Pour mémoire, la précédente enquête en mars 2015 faisait apparaître 17 872 personnes sur 563 sites (hors « jungle » du Calaisis) ». Le nombre de bidonvilles et de personnes y résidant est stable et les expulsions qu’ils subissent sont bien « inhumaines, indignes et inutiles ». Nous rappelons que le nombre de personnes expulsées durant le 1er trimestre 2016 est équivalent à celui de l’été 2015.
- Vous concluez « Comme vous le voyez, loin des caricatures, le gouvernement mène une politique équilibrée, globale et inclusive, qui vise à résorber les campements et bidonvilles, car ceux-ci ne sauraient être une solution dont on pourrait se satisfaire, dans l’intérêt même de ceux qui y survivent. » Nous voudrions croire que cette affirmation puisse être confirmée dans les faits par la mise en place d’une réelle politique d’insertion pour ces personnes et non par l’observation d’un si grand nombre d’expulsions. Nous attendons l’expression d’une volonté au plus haut niveau de faire respecter la loi concernant l’obligation de donner accès à l’éducation, l’obligation de donner accès à l’eau, l’obligation de ramasser les ordures ménagères, l’obligation de domicilier. Pour le moment, nous sommes au regret de constater qu’il n’y a pas, à l’échelle nationale, de volonté politique de résorber les bidonvilles, mais qu’il y a une « politique du bulldozer » qui refuse que ces personnes ne vivent un jour parmi nous.
Nous réitérons la même demande, de manière inlassable : la suspension des expulsions systématiques, la sécurisation des bidonvilles et leur assainissement, la mise en place de solutions adaptées pour l’insertion des familles à travers le droit commun et ceci avant toute expulsion, pour toutes les familles et sur tout le territoire. Cette politique impulsée, coordonnée et suivie par l’Etat et les services territoriaux doit se mettre en place dans le cadre d’un dialogue permanent entre les pouvoirs locaux (communes, collectivités territoriales), les autorités régionales et nationales et les acteurs publics et associatifs actifs dans les bidonvilles.
Vous comprendrez, monsieur le Ministre, que nous rendions votre réponse et cette lettre publiques.
Je vous prie de croire, monsieur le Ministre, en l’expression de ma haute considération.
Françoise Dumont
Présidente de la LDH
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